Le conflit montre un étonnant parallèle entre les deux parties, chacun s’arcboutant pour ses objectifs sans réussir pour l’instant à percer. Le plus important a été l’annonce de la mobilisation RU par VP.
Les incertitudes au N autour de la rivière Oskil n’ont pas été levées. Cependant, il semble que les UKR aient une petite tête de pont à l’Est du fleuve à hauteur de Koupiansk, sans qu’ils aient pu l’exploiter. Elle est vivement contestée par les Russes. Si cela était confirmé, cela indiquerait que les RU veulent tenir le nouveau front sur la rivière et non pas plus à l’E, comme certains l’affirment bien vite. Leur acharnement à tenir Lyman le confirme également.
Lyman est au fond le point central du conflit cette semaine. Cette localité encore tenue par les RU permet de faire la jonction entre le dispositif N-S le long de l’Oskil et un dispositif O-E, le long de la rivière Donets.
Les UKR ont réussi à franchir la rivière Donets à plusieurs endroits (on se souvient des échecs RU quand ils avaient voulu faire de même au printemps, dans l’autre sens), au NO de Lyman (Lozove) et au SE (Ozerne). Les UKR seraient peut-être en train de contourner Lyman par le N et le village de Drobysheve qu’ils aborderaient. Mais selon ISW, les RU tiendraient toujours la ligne Olexsandrivka, Novoselika, Drobysheve Lyman Yampil. Ce blocage expliquerait la tentative actuelle des UKR de déborder encore plus au nord, en passant plein E de Lozove jusqu’à Ridkodub. Si le village de Nove était atteint, il couperait un axe N-S menant à Lyman.
Plus à l’E, les UKR ont pris Biholorivka au NE de Siversk. Les Ru quant à eux tentent de pousser à hauteur de Spirne afin de prendre cette avancée UKR à revers. Un peu plus au S, les RU ont progressé lentement autour de Bakhmout. Ils auraient ainsi pris Mikolaivka au S de la ville, sur la route 513, et assiègeraient Odradivka, localité juste avant la ville. Enfin, il semble que les combats dans Bakhmout se déroulent : les UKR auraient fait sauter les ponts dans la ville.
Rien de significatif à signaler autour de Donetsk ni sur le front sud de Zaporija. Vers Kherson, l’effort UKR stagne. Des rumeurs annoncent une reprise de l’offensive UKR dans les jours à venir. A voir.
Appréciation militaire : On a l’impression d’un parallélisme des formes, chacun poussant sur un axe d’effort et obtenant des progrès millimétriques, les deux s’accordant à rester au calme sur le reste du front.
Les RU semblent avoir réussi à organiser un nouveau front à hauteur de la rivière Oskil. Il est encore fragile et soumis localement aux assauts UKR mais plus de trois semaines après la retraite d’Izioum, il tient encore ce qui n’était pas acquis. Les UKR poursuivent leurs assauts mais on a l’impression que ce sont surtout des forces spéciales qui agissent, ce qui expliquerait que les quelques positions conquises ne soient guère tenues et que cela ne suffise pas à déséquilibrer le dispositif RU, pourtant fragile. Autrement dit, les UKR ont perdu l’avantage dynamique provoqué par leur succès du 30 août et les RU sont parvenus à se réorganiser. Il fallait certes contrôler les territoires conquis et les UKR ont cherché à continuer à bousculer les RU. Cela n’a pas suffi jusqu’à présent.
Cependant, leur action n’est pas sans résultat puisqu’ils ont réussi à franchir la rivière Donets, même s’ils ne parviennent pas à sortir des lisières des forêts. Le cas de Lyman reste très disputé. Sa chute reste possible et on suivra avec intérêt la manœuvre en cours à l’E de Lozove : les Ru parviendront-ils à la contrer ou au contraire, les UKR poursuivront-ils vers le S au point de provoquer la chute de Lyman. Si cela advenait, le dispositif RU serait à nouveau bousculé et il leur faudrait tout recommencer. A l’inverse, la prise éventuelle de Bakhmout par les RU n’aurait pas d’effet tactique immédiat. Cela constituerait un succès symbolique mais la possibilité de prendre les UKR installés sur la ligne Ozerne-Siversk à revers semble plus lointaine.
Ainsi, deux facteurs de risque s’opposent : l’un immédiat pour les RU à Lyman, l’autre un peu plus lointain pour les UKR à Bakhmout. Observons que les deux parties ont gelé leurs efforts ailleurs, comme si l’essentiel se situait sur ce double saillant, ici Lyman, là Siversk. Ainsi que je le disais la semaine dernière, les RU conservent une capacité de combat non négligeable et malgré le revers d’Izioum, ils montrent encore des capacités combattantes dont il faut se méfier.
Appréciation politique : La semaine a démontré ce que tout analyste expérimenté de la guerre sait par cœur : elle est chose duale, aussi bien militaire que politique. La décision de V. Poutine était logique, ce qui ne signifie pas qu’elle est sensée.
En effet, il a lancé il y a 7 mois son opération militaire spéciale sur la foi que le pouvoir ukrainien tomberait rapidement et que la saisie rapide des centres de pouvoir suffirait à assurer la mainmise du pays. Il a donc engagé relativement peu de moyens (160 à 180 000 h) ce qui n’a pas suffi. Il a connu deux revers, le premier dans l’opération de Kiev (où il les forces RU ont probablement connu un tiers de leurs pertes), le deuxième avec la perte de la poche d’Izioum et l’abandon de Kharkov. Il n’a connu que de maigres succès : une bande littorale rapidement conquise (Kherson à Melitopol), la prise de Marioupol, la prise de l’oblast de Lugansk. Son niveau de pertes et la montée en puissance de l’adversaire UKR, grâce aux appuis occidentaux, changeait logiquement le rapport de force. La dissymétrie initiale en sa faveur a été rapidement équilibrée par la résistance UKR (et les failles militaires de la manœuvre RU) et l’équilibre en résultant était en train de se modifier en dissymétrie à son désavantage : ce qu’a démontré la prise d’Izioum.
Dès lors, il n’avait que deux solutions : céder ou escalader. Sans surprise, il a choisi l’escalade. Je disais la semaine dernière que je ne croyais pas à la mobilisation générale, même si je signalais le débat moscovite entre faucons et prudents. VP a tranché entre les deux avec deux décisions : une mobilisation partielle (pour ne pas aller jusqu’à la guerre et maintenir l’appellation d’opération extérieure) et la tenue des référendums sur les territoires tenus.
La mobilisation permettra à terme de résoudre, c’est du moins ce qu’espère le Kremlin, la question du sous-effectif des forces russes. Il reste que cela prendra des semaines avant d’avoir un quelconque effet sur le terrain : il faudra former, équiper, constituer des unités, les acheminer et les commander. Beaucoup doutent de l’efficacité de ces renforts : nous verrons bien. Il est sûr en tout cas qu’ils n’affecteront pas le cours de la bataille dans un bref délai. Cela laisse une fenêtre d’opportunité pour les UKR, même si bientôt le général hiver interviendra et devrait logiquement ralentir les opérations : ce temps hivernal sera mis à profit par les deux parties pour se renforcer. V. Poutine a probablement inclus ce facteur temporel dans son calcul.
Il reste que l’effectif n’est pas tout et que le plus grave problème reste le commandement : aussi bien au niveau des unités de contact, dont la cohésion n’est pas assurée, qu’au niveau des grandes unités, sans même parler de la coordination de niveau stratégique. Des mouvements de responsables ont été signalés (renseignement militaire, logistique). La guerre est un formidable aiguillon de modernisation militaire, ce qu’illustrent les conflits du XXe siècle où des armées défaites ont réussi à se transformer pour obtenir le succès plus tard. Il n’est pourtant pas du tout sûr que ce sera le cas pour les RU, malgré les exemples souvent cités de 1812, de 1918 (guerre civile) ou de 1942. Mais l’inverse ne l’est pas plus et je conserve mon scepticisme envers certaines assertions bien affirmatives.
Quant aux référendums, là encore l’affaire est logique : en devenant russes, ces territoires bénéficient juridiquement (en droit russe, même si cela ne sera pas reconnu par la communauté internationale) de la protection russe. Cela facilitera donc la mise en place des renforts.
Un mot sur le nucléaire : les menaces de V. Poutine en la matière ne sont pas nouvelles. Il reste que même pour les RU, le feu nucléaire ne serait déclenché qu’en cas de menaces sur les intérêts vitaux. Hormis peut-être la défense de la Crimée, je n’en vois pas dans cette affaire.
C’est donc une décision politique, à destination principalement de la population russe (deux des trois pôles de la trinité clausewitzienne). Elle est un arbitrage intérieur entre les différentes factions. Elle est une décision politique d’escalade, à la fois politique et militaire. C’est d’ailleurs ce signal d’escalade que les UKR et leurs alliés doivent observer. Mais cela confirme que la guerre durera encore de longs mois.
A dimanche, donc.